Dans son dernier essai Submersion, Bruno Patino (président d’Arte et déjà auteur de la Civilisation du poisson rouge) explore les rouages de l’économie de l’attention et les effets délétères de la connexion permanente et du déluge de d’informations et de données, dont nous sommes aussi bien consommateurs que producteurs… (Psst : tous mes articles « Morceaux choisis » sont à découvrir dans la rubrique Inspirations)
Cet ouvrage “traite du déluge de signes, textes, images, sons, qui nous entourent depuis plusieurs années déjà, et que l’IA va amplifier dans des proportions encore inimaginables, alors que nous nous sentons, déjà, submergés”. (p13)
Connexion permanente et infobésité
“La routine de nos nuques baissées nous fait oublier que l’économie de l’attention, fondée sur notre temps de présence face à l’écran et sur les réseaux (”le temps de cerveau disponible”) s’accompagne de poisons qui lui sont propres : trouble permanent de la concentration, incapacité à laisser l’écran de côté, et sensation d’être rassasié de contacts avant même d’avoir adressé la parole à qui que ce soit. Elle affecte notre lucidité quant aux conséquences sur notre espace public, le combat qui remplace le débat, la polarisation qui se travestir en échange, et la démocratie qui devient émotionnelle : une émocratie”. (p22)
“Les années 2006 et 2007 marquent le vrai changement de paradigme : l’invention de l’Iphone (donc du Smartphone) amorce l’époque de la connexion permanente. Notre lien au réseau n’est plus limité dans l’espace, il n’est donc plus limité dans le temps. L’écran devient omniprésent. Les réseaux sociaux qui se créent au même moment lancent la conversation universelle, le grand mélange de tout et de tous, les sollicitations ininterrompues pour nourrir les liens”. (p30)
“Il fallait une année à un moine copiste pour “produire” un livre. Dès 1455, l’atelier de Gutenberg fabrique 180 bibles par an et 50 ans plus tard, il y a 15 millions de livres en circulation sur la terre. (…) L’humanité produit chaque jour 2,5 quintillions d’octets, qui sont autant de textes, d’images, de sons, de messages, de codes, de programmes qui constituent notre environnement direct, et finissent par le remplacer” (p33)
Fatigue décisionnelle et algorithmes
“Nous vivons dans le culte du choix. Il est devenu une nouvelle religion, une nouvelle manière d’exister. (…) Il fait de nous, du moins le croyons-nous, des êtres libres”. (…) “Pourtant, qui d’entre nous ne ressent, aujourd’hui, un découragement face aux options trop nombreuses, et une fatigue face aux trop grands nombres de choix à faire dans une journée ?” (…) “Chacun de nous se retrouve au croisement de 3 chemins complémentaires : le renoncement, la délégation, ou la fuite”. (p51 à 60)
“Une curiosité qui s’étiole à cause de l’immensité de l’offre, une incompréhension qui croît face au désordre de son foisonnement, un sentiment d’impuissance face à sa complexité : de plus en plus d’aspects de nos vies sont touchés par ces 3 symptômes de fatigue. (…) Fatigués, nous déléguons nos choix devenus infaisables. Ça tombe bien : l’économie numérique n’attend que cela.” (p65)
“Nous déléguons nos décisions à une formule mathématique qui calcule nos préférences à partir de nos données personnelles, qui “prémâche” nos choix pour éviter la fatigue décisionnelle, organise notre environnement comme une grande application de rencontre”. (p71)
La réalité devient une fiction comme une autre
“Dans l’univers des réseaux, nous nous connectons sans vraiment rencontrer les autres, ou, plus exactement, nous parlons sans parler”. (p89)
“Ce qui, peu à peu, s’installe, au-delà de la violence, de la vanité, ou du côté totalement anodin des échanges, c’est le développement sournois d’une perception d’irréalité de chacun de nos interlocuteurs. Si nous passons déjà plus de 3 heures par jour à “converser” avec des autres qui ne sont déjà plus vraiment là, le fait qu’ils existent vraiment n’a plus grande importance”. (p91)
“Nous ne vivrons plus entre la réalité et la fiction, mais entre des fictions en compétition les unes avec les autres. “La vérité devient une fiction comme une autre”, selon le mot du réalisateur Eric Rochant. Comme ses personnages espions du Bureau des légendes, nous errons sur les réseaux de légendes en légendes”. (p94)
“Il n’est pas sûr à l’avenir que nous voulions à l’avenir distinguer une production humaine d’une production numérique. Ou, plutôt, que nous accordions à cette distinction une importance fondamentale nous permettant de modifier notre comportement et notre rapport au monde”. (p97)
Sagesse, philosophie, pause et silence pour résister à la submersion
“Il va nous falloir à nouveau prendre soin de ceux dont le métier est d’orienter, de hiérarchiser, d’éclairer, de trier, de proposer. Enseignants, médias, institutions, associations, organisations peuvent et doivent rester, devenir ou redevenir des tiers de confiance dont la tâche est de certifier le réel face au simulacre et chercher la vérité des faits face aux constructions personnelles”. (p113)
“La sagesse et la philosophie, la pause et le silence sont et seront, bien au-delà de la technique, les forces qui permettent de maîtriser les possibilités extraordinaires du réseau pour les tourner à notre avantage. Naviguer la submersion se fera grâce à elles”. (p125)
“S’allonger sur l’herbe, espérer le dénuement de l’esprit, écouter sa propre respiration et celle des autres, accepter la couleur décevante d’un ciel et de nuages dont l’empreinte sur la rétine n’est plus modifiée par les filtres Instagram, s’émerveiller des changements de formes dues au vent, accueillir les marques des heures et du temps qui passe. Savoir que l’humain et le vivant se nourrissent du réseau et le cultive, et non l’inverse. Et, enfin, circonscrire le calcul pour redonner de l’espace à la pensée, et quitter le simulacre pour retrouver le rêve”. (p130)
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